à propos

Un Village

Un Village (Éditions Gwinzegal, 2020)

33 280 diapositives couleur, 23 076 négatifs noir et blanc : c’est par cette liste lapidaire qu’aurait pu commencer l’une des centaines de pages du journal intime tenu par Madeleine de Sinéty. La qualité de sa relation aux êtres photographiés, le théâtre de leurs gestes, l’intimité, la richesse et la diversité des rencontres effectuées à Poilley, petit village à 60 kilomètres au nord de Rennes, débordent de toutes parts de l’énorme accumulation d’images. Née en 1934, la photographe aura vécu à Poilley de 1972 à 1982. Elle y fera par la suite de nombreux voyages depuis les États-Unis, où elle avait établi sa résidence. Décédée en 2011, elle n’aura pas eu le temps d’ordonner elle-même cette archive. Seul le noir et blanc avait été partiellement dévoilé lors d’une exposition à la BNF et d’une autre au Museum of Art de Portland. C’est donc sans elle, avec Peter, son fils, que nous nous sommes emparés du fonds des images couleur et que nous avons tenté, le plus humblement et le plus fidèlement possible, de mettre en lumière son entreprise, qui n’est ni celle d’une photographe répondant à une commande, ni celle d’une anthropologue − mais l’entreprise de vivre d’une artiste partageant la vie d’une communauté soudée, d’un microcosme rural en pleine mutation à l’orée de la modernité.

Jérôme Sother
Note de l’éditeur

Madeleine de Sinéty | Extrait d’Un Village

Comme beaucoup de villages dans ce coin de Bretagne, Poilley s’enroule autour d’un clocher de granit planté au sommet d’une colline basse. Ces maisons séculaires de pierre dure et sévère, serrées silencieusement autour de l’église hautaine et triste, c’est mon pays. De l’ancien cimetière qui autrefois entourait l’église, il ne reste que quelques pierres tombales rongées de mousse, dressées contre ses murs comme de vieilles dents déchaussées. Naguère, lorsqu’on mourait, on n’avait qu’à traverser la rue, et le village entier, passant et repassant journellement à travers le cimetière, continuait à vous tenir compagnie. Mais l’invasion grandissante des voitures a poussé le vieux cimetière hors du village, en bordure des champs de maïs. Un parking goudronné remplace aujourd’hui les tombes.

Une vingtaine de fermes s’éparpillent autour du bourg, dans les champs et les prairies vallonnées que bordent en zigzaguant les rives du Beuvron. Il y a vingt ans à peine, de hauts talus de terre plantés d’arbres divisaient tout le pays en parcelles étroites, protégeant le sol de la pluie et des grands vents de mer. Aujourd’hui, les plus petites fermes ont disparu, la plupart des talus ont été abattus, les champs élargis pour ouvrir le passage aux imposantes machines agricoles modernes.

Je suis arrivée à Poilley il y a vingt ans, tout à fait par hasard. J’habitais Paris et ne connaissais rien de la campagne. J’avais pourtant passé la plupart des étés de mon enfance à Valmer, le château Renaissance de mon arrière-grand-mère, dans la vallée de la Loire. Du haut de ma fenêtre mansardée, au troisième étage sous les toits, je pouvais apercevoir, par-dessus les jardins à la française et les hauts murs des écuries, un coin de la cour de la ferme du château. Je passais des heures à regarder les vaches entrer et sortir de l’étable en meuglant, les enfants de la ferme sauter dans le foin, les chevaux à longue crinière tirer lentement les hautes charrettes en bois aux grandes roues cerclées de fer. J’entendais les cris et les rires, le martèlement des roues sur les pavés ronds de la cour, le sifflet strident de la machine à battre. Je pouvais sentir toutes les odeurs de la ferme, le foin coupé, la bouse tiède, le lait caillé, mais je ne pouvais pas y aller. La ferme était un domaine interdit aux enfants du château.

Plus tard un incendie détruisit le château et mon arrière-grand-mère en mourut de chagrin. Je m’installai à Paris et commençai une carrière artistique, dessinant des illustrations pour des journaux et des revues. Le 1er juillet 1972, alors que je remontais vers Paris après un voyage dans le sud de la Bretagne, je me trouvai soudain bloquée par le flot des Parisiens se précipitant sur la côte en ce premier jour de vacances. Je quittai la nationale encombrée pour une petite route de campagne et décidai de m’arrêter pour la nuit dans le village le plus perdu que je puisse trouver.

Le lendemain, j’étais réveillée à l’aube par les cris, les sons et les odeurs de la ferme de mon enfance. Sortant de ma voiture la bicyclette que je transporte toujours avec moi, je me mis à parcourir le pays. Pour la première fois, personne n’était là pour m’interdire l’entrée de la ferme.

C’est ce matin-là que j’ai rencontré Maria Touchard et sa petite-fille Béatrice, alors âgée de cinq ans. Plantées droit au milieu de la cour, l’air soupçonneux, elles me regardaient descendre avec hésitation l’allée de terre menant à la ferme. Quatre ans plus tard, Maria devenait la marraine de mon premier garçon, et Béatrice m’avait tout appris, aussi bien à sauter du haut des meules de foin qu’à rassembler les vaches éparpillées dans les champs pour les ramener à l’étable.

Je retournai à Paris, le temps nécessaire pour interrompre ma carrière de dessinatrice et organiser ma nouvelle vie.

J’ai commencé par photographier Poilley en couleurs. De temps en temps, j’invitais tout le monde à une projection de diapositives. Il fallait transporter, de l’église à la salle des fêtes au plancher de terre battue, assez de bancs pour asseoir tous ceux qui venaient voir, au milieu des cris et des rires, leur propre vie, leur travail de tous les jours, étonnés de trouver cela si beau.

Au début des années quatre-vingt, j’ai dû quitter Poilley et partir vivre aux États-Unis. Près de dix ans plus tard, j’ai eu la surprise de recevoir du maire du village une lettre extraordinaire. Il m’annonçait qu’une soirée musicale avait été organisée à mon intention par les gens du bourg. Poilley avait beaucoup changé depuis mon départ. Les jeunes, pour la plupart dans l’impossibilité de reprendre la ferme de leurs parents, étaient en train de quitter le pays pour trouver du travail dans les villes alentours. Le maire m’envoyait un billet d’avion pour que je revienne photographier le village avant qu’il ne soit trop tard.

Les premiers jours de mon retour, j’ai été très impressionnée par l’ampleur des changements survenus en si peu de temps. Puis, quand j’ai commencé à juxtaposer mes nouvelles photos avec celles prises vingt ans auparavant, j’ai vu se dérouler devant moi la continuité d’une histoire que je n’avais pas consciemment projeté de photographier. À travers les inévitables bouleversements de la vie moderne, c’est l’histoire d’une relation qui n’a pas fondamentalement changé : celle des habitants d’un petit village entre eux, et avec la terre qu’ils travaillent et le bétail qu’ils élèvent.

Les photos suivent le rythme des saisons et du travail particulier à chacune. L’année commence avec les charruages de printemps et l’ensilage d’herbe autour des bâtiments des fermes anciennes, aujourd’hui souvent recouverts de tôle ondulée ou partiellement remplacés par le béton.

L’été, ce sont les foins. Les vaches demandent à être traites deux fois par jour ; deux fois par jour il faut aller les chercher dans les champs pour les ramener à l’étable. Au bourg, nous entrons chez le boucher, le boulanger, la couturière, le café, et nous assistons aux principaux événements de la vie d’un village : première communion, mariages, anniversaires, enterrements, baptêmes.

Quand vient l’automne, il est temps de tuer le cochon, de serrer les fagots qui flamberont tout l’hiver dans les vastes cheminées de pierre. C’est aussi la fête des châtaignes que l’on grille dans la poêle à trous. Puis l’hiver est là. Il faut casser la glace dans les abreuvoirs. La vie se rétrécit autour des foyers.

Mais bientôt les enfants recommencent à jouer dans les prés. C’est le printemps à Poilley.

Madeleine de Sinéty, 1996.

Madeleine de Sinéty, Paris, vers 1959